Pire, ils sont déçus. Après avoir été successivement étonnés, impressionnés puis enthousiasmés par le succès considérable de Normanfaitdesvidéos et de 10 minutes à perdre, les voilà amers et plus hargneux que jamais. Il s’en est fallu de peu en effet que ces jeunes pousses ne leur fassent de l’ombre, c’est pour cela qu’il leur fallait absolument récupérer les éléments les plus bankable. C’est ainsi qu’à la rentrée, les spectateurs de Canal ont pu découvrir à leur tour Baptiste Lorber et la joyeuse bande de 10 MAP, qui s’étaient alors vu confier une case de prestige sur la chaine la plus branchée du PAF. Difficile cependant de succéder à Bref et au SAV. Le collectif qui sur le net est parvenu à accumuler plus de 85 millions de clics n’a finalement convaincu ni le public ni la chaîne. On leur a proposé de repenser le format, et ils sont revenus quelques semaines plus tard avec une sitcom parodique qui, elle non plus, n’a pas trouvé son public. Depuis, Canal les garde au chaud sans trop savoir quoi en faire. Les premiers à avoir flairé le potentiel de ces comiques 2.0 ne sont pas les médias traditionnels mais, bien entendu, les entreprises et leurs services de communication. Pourquoi en effet dépenser une fortune dans la réalisation de clips ou de campagnes gros budget quand on a sous la main un vivier de petits jeunes prêts à produire du gag à la pelle avec des moyens ridicules et un salaire qui, s’il leur paraît tout à fait confortable, n’a rien à voir avec celui qu’il aurait fallu verser à un Zidane ou une Véronique Genest, bien plus au fait des prix du marché de la guest starque ne le sont les débutants désargentés.
La Nouvelle Vague fait « splotch »
Si ces entreprises ont eu du nez, les médias, eux, ont vite décrété que cette Nouvelle Vague de la blague était vouée à retomber aussi vite qu’elle avait surgi. « Kemar, misterV, Norman, aujourd’hui l’aventure internet leur sourit, une mode peut être éphémère mais pour l’instant, ils en profitent. » Voilà ce qu’on pouvait entendre au 20h de TF1 il y a de cela quelques mois. Pour autant, cette nouvelle génération d’amuseurs publics n’a pas boudé les médias, toute fascinée qu’elle est par son pouvoir de séduction toujours intact. Cela aurait d’ailleurs été étonnant de la part de jeunes biberonnés aux Enfants de la Télé et à la télé réalité (qu’ils critiquent autant qu’ils la regardent). Certes les salaires de la télé, même les plus modestes, dépassent bien souvent ce qu’un indépendant peut espérer gagner sur le net. Mais même en mettant de côté l’argument économique, l’emprise que peut avoir la télévision sur ces jeunes âmes a de quoi étonner, à l’heure où sur internet les annonceurs commencent à se faire moins timides et les créateurs de contenus plus audacieux que jamais.
Norman lui-même déclarait au micro de Thomas Hugues à propos de Canal+ et de son Grand Journal : « C’est une grande chaîne, c’est une émission qui a lancé les plus grands, c’est une chaîne qui a lancé les plus grands et ça aurait été vraiment un honneur d’être sur cette émission. Peut-être qu’un jour, ça se fera, qui sait ! Je le ferais certainement avec plaisir. »
Être adoubé par Canal reste une marque de prestige pour ces jeunes marqués au fer rouge par le pouvoir des médias verticaux. Moins prestigieuse mais aussi séduisante pour un jeune créateur sans le sou, la chaîne France 4 a elle aussi entrepris de recycler du programme web sur la TNT. Moins populaires que Norman et ses pairs, Simon Gosselin et Antoine Daniel n’en sont pas moins des experts de la vidéo homemade. C’est au premier qu’on doit un hoax qui a fait le tour du monde en mêlant Nostradamus, la fin du calendrier Maya et Gangnam Style ; le second, quant à lui, produit What The Cut, un programme diffusé sur Youtube et qui rassemble 100 à 150 000 spectateurs à chaque épisode. On est loin des high scores de Norman mais c’est suffisant pour intéresser les producteurs d’une émission comme Faut pas rater ça qui, elle, peine à intéresser plus de 50 000 personnes à chaque diffusion. N’allez pas croire pour autant que ces professionnels de l’audiovisuel allaient leur manger dans la main, loin de là. Si on parle couramment du milieu de la télé comme d’un milieu arrogant et suffisant, c’est à raison. Il n’y a qu’à voir, encore une fois, le mépris avec lequel ces producteurs expérimentés ont traité les deux web-chroniqueurs. « On était vraiment la cinquième roue du carrosse », nous raconte Antoine Daniel. « Quand j’envoyais mes trucs, j’avais très peu de réponses, je savais même pas si ça allait être diffusé ou pas. » Les deux nouvelles recrues n’ont d’ailleurs pas tardé à être limogées sans qu’aucune explication valable ne leur soit fournie. « Si je suis passé à la télé c’est que ça me faisait une rentrée d’argent, mais maintenant plus jamais la télé, je préfèrerais bosser sur des chantiers que de retourner à la télé. »
Des symboles, pas des superstars
La télé paye et elle paye bien, voilà qui peut en effet suffire à convaincre un créateur indépendant de la rejoindre, parfois même en mettant de côté ses convictions les plus profondes. Il faut rappeler qu’il est difficile de monétiser du contenu sur Youtube, le principal site de diffusion et de partage de vidéos, passage incontournable de tout vidéaste amateur. Certaines chaînes ont beau rassembler des milliers voire des centaines de milliers de spectateurs, ce n’est pas pour autant qu’elles sont rémunérées à la mesure du trafic qu’elles génèrent, et pour cause, une menace plane sur beaucoup de leurs créateurs, celle de l’atteinte aux droits d’auteur. Avertissements, menaces de fermeture de la chaine, les ayants droit ne lâchent rien et contraignent ainsi les Youtubeurs à ronger leur frein en attendant que les choses évoluent à la faveur d’un rapport de force moins déséquilibré. Ils sont peu en revanche à fonder leurs espoirs sur le travail effectué par la « Mission de concertation sur les contenus numériques et la politique culturelle à l’heure du numérique », et cela n’a rien d’étonnant quand on sait que celle-ci est conduite par un vieux briscard de la télé : Pierre Lescure.
Mais ceci n’explique pas pour autant le fait que ceux qui ont accepté de produire pour les médias mainstream n’y rencontrent pas le succès spectaculaire qu’ils connaissent pourtant sur la toile. Les raisons sont multiples mais peuvent être résumées assez facilement : en érigeant Norman et consorts en superstars du web, les internautes n’adhéraient en fait pas tant aux personnalités ainsi promues qu’aux modes de production et de diffusion de ces programmes faits maison. Ces créateurs étaient devenus sans le savoir autant de symboles d’un net émancipé et émancipateur, un net qui permettrait peut-être enfin de passer à autre chose, de court-circuiter les vieux modèles. L’échec manifeste de Pas très normales activités dont l’establishment aime à se moquer, peut par exemple être interprété comme le désaveu d’un modèle poussiéreux qui doit tout à la télévision et à ses promo-plateaux, une recette qui consiste à se contenter d’espérer qu’une tête d’affiche populaire suffise à faire un film qui marche. Le financement du cinéma français par les chaînes de télé qui veulent remplir leur grille de films mettant en scène les personnalités qui plaisent au public du petit écran y est pour beaucoup dans le fait que le genre « médiocre film à comiques » soit devenu en France un modèle. Modèle qui a inspiré Maurice Barthélémyquand il s’est agi pour lui de mettre en scène Norman Thavaud sur grand écran. Ce dernier a eu beau essayer de réinjecter dans le film ce qui, selon lui, avait fait son succès auprès des jeunes (le swag et les Granolas…) la mayonnaise n’a pas pris. Il en va de même pour les gars de 10 minutes à perdre qui, tout en conservant l’humour débile et régressif de leurs pastilles Youtube, n’en ont pas moins vu leurs habitudes de production bouleversées par les nouveaux moyens mis à leur disposition et les nouvelles contraintes pesant à présent sur leur écriture et leur communication. Sans compter le fait qu’en demandant à leur public de les suivre à la télévision et à heure fixe, ils leur demandaient aussi de rompre avec des pratiques largement ancrées dans leur quotidien.
« Le médium, c’est le message » comme l’avait écrit le philosophe des médias Marshall MacLuhan, et c’est vrai aujourd’hui plus que jamais. La télé a raison quand elle traite le net avec méfiance et condescendance, elle sait qu’elle a tout à en craindre. Les comiques du net, eux, auraient sans doute été plus inspirés de comprendre cela plus tôt, persuadés qu’ils étaient d’être intrinsèquement bons et en phase avec leur temps. Ils ont cru à tort qu’internet avait vocation à alimenter les grands médias en nouveaux talents et qu’ils étaient ceux-là. C’est que la télé sait flatter, séduire, payer, sur-payer, mais elle sait aussi jeter et lyncher. Dès lors, que faire quand on est un créateur indépendant ? Peut-être serait-il temps d’apprendre à dire non aux sirènes du mainstream, peut-être serait-il temps de comprendre, dénoncer et combattre les structures mêmes des grands médias, leur verticalité, leur servilité, leur subordination aux intérêts des dominants. Assurément, il est temps pour les vidéastes et pour tous les créateurs du web de promouvoir, de défendre le net et ses spécificités plutôt que de ne voir celui-ci que comme un tremplin vers une gloire plus officielle. Norman, Baptiste, vous avez déconné et vous nous avez tous fait passer pour des guignols. Nous ne vous félicitons pas.